
Littérature n° 153 (1/2009)
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Le motif du prince déguisé, dérivé de l’orientalisme et des Mille et Une Nuits (le calife Haroun al-Raschid s’y promène déguisé en marchand dans les rues de Bagdad à la recherche d’aventures et de torts à redresser) sert dans le roman populaire à proposer un modèle de contre-pouvoir qui subvertit les institutions en place. Touché par la misère du peuple, et décidé à remédier personnellement à l’injustice sociale, l’archiduc Rodolphe de Gerolstein, héros des Mystères de Paris, revêt la blouse de l’ouvrier pour descendre dans les taudis de la Cité y redresser les torts. Dans les romans d’Alexandre Dumas père, un prince déguisé en homme du peuple (Salvator le Commissionnaire, alias le prince Conrad de Valgeneuse, héros des Mohicans de Paris) ou un homme du peuple déguisé en prince (le comte de Monte-Cristo, nabab venu d’Orient, en réalité le marin Edmond Dantès) utilisent leur travestissement pour compenser l’insuffisance de la justice institutionnelle. Monte-Cristo, tel un despote oriental, a sa propre justice. Il se sert aussi d’institutions officielles (Chambre des Députés, Bourse, Cour d’assises) pour mettre en place sa vengeance privée contre les puissants personnages qui l’ont trahi autrefois. La justice institutionnelle, le pouvoir officiel, étant profondément corrompus, seul le travestissement du héros peut démasquer les imposteurs au pouvoir. Dans les Mohicans de Paris, le recours au travestissement (Salvator le prince républicain se déguise en prolétaire), au Carnaval (le roman s’ouvre en plein Mardi-Gras) et au théâtre (le signal du soulèvement révolutionnaire est donné par le Pierrot de la farce), en multipliant les centres de contre-pouvoir, contribue à subvertir le pouvoir en place et à fomenter la révolution de 1830 qui triomphe à la fin du roman. En revanche, dans les Mystères de Paris, le prince déguisé, s’il aide bien à compenser l’imperfection des institutions judiciaires — punition des personnages criminels, et aussi récompense des personnages vertueux qui rappelle le principe du prix Montyon — et à équilibrer les inégalités de fortune, le fait cependant sans menacer les pouvoirs en place. La scène du « carnaval révolutionnaire », où la populace déguisée attaque le carrosse du héros, montre même la révolution sous un jour uniformément néfaste. Dans l’espace du roman-feuilleton au message politique si ambigu, deux pratiques du déguisement se rencontrent et s’affrontent : le déguisement princier, qui serait à mettre du côté non de la révolution mais du réformisme social, et le carnaval populaire, où les masses rétablissent aussi la justice à leur façon, et où se brouillent les frontières entre le déguisement ludique et la violence politique. La thématique du déguisement du héros rencontre ainsi quelques unes des grandes questions idéologiques et politiques qui agitent le siècle et qui se retrouvent dans la célèbre « querelle du roman-feuilleton ».
Derived from the Arabian Nights where the Caliph Haroun Al-Rashid enjoys dressing Arabian Nights where the Caliph Haroun Al-Rashid enjoys dressing up as a merchant and going off into the streets of Baghdad in search of adventures and wrongs to right, the motif of the prince in disguise in the 19th century popular novel is used as a model for a counterpower, which subverts existing institutions. Moved by the people’s misery and determined to compensate personally for social injustice, Prince Rudolph of Gerolstein, the hero of Eugène Sue’s Mysteries of Paris, dons worker’s clothes to go incognito into the inner city slums of Paris. In Dumas’s novels, a prince disguised as a worker (Salvator, aka prince Conrad of Valgeneuse, the hero of The Mohicans of Paris), or conversely a worker disguised as a prince (the count of Monte Cristo, aka the sailor Edmond Dantès) use disguise as a way to compensate for the failure of institutional justice. Monte-Cristo, the Oriental prince in disguise, boasts that he has his own justice, and he makes use of official institutions (the Chamber of Deputies, the Stock Exchange, etc.), in order to visit his own private vengeance against the powerful characters who wronged him in his youth. Because official power and institutional justice are profoundly corrupt, only a disguised hero can hope to unmask the impostors in power. In The Mohicans of Paris, by using disguise and theatre, which multiply the centres of counter-power, Salvator is able to subvert the powers that be and foment the Revolution of 1830, at the novel’s climax. By contrast, in the Mysteries of Paris, although the hero helps compensate for the inadequacy of the judiciary institutions (by punishing the criminals and rewarding the righteous) and for the inequalities of fortune, he does so without endangering the established power structures — without revolution. Indeed, the final scene of the “revolutionary carnival”, in which a mob in disguise attacks the hero’s coach, shows a starkly negative image of the revolution. In the serial novel, with its ambiguous political message, two conflicting types of disguise are confronted: the prince-in-disguise motif, which is on the side of social reformism rather than revolution, and the popular carnival, in which the masses, blurring the boundaries between playful disguise and political violence, have their own way of doing justice. Thus the motif of the hero in disguise encounters some of the major political and ideological questions that stir up the 19th century and find their way into the famous “debate of the serial novel”.

